Abstract :
[fr] La clé de voûte du roman Mrs Haroy ou La Mémoire de la baleine (Echternach : Phi, 1993 ; rééd. Bordeaux : Le Castor Astral, 1999) est le souvenir du cadavre embaumé d’une baleine abattue au large de l’île de Haroy en Norvège, exposé sur un wagon ferroviaire à la gare de Luxembourg. Ce spectacle représente non seulement une expérience fondatrice pour le narrateur, mais tisse un réseau métaphorique reliant l’écrivain, l’étranger et l’animal dans leur passage de frontière et dans leur exil.
L’image a été abondamment commentée et sa portée littéraire, linguistique et socioculturelle au Luxembourg fut prodigieuse . Cependant, la critique demeure étonnamment silencieuse sur la genèse de la métaphore : puisant aussi bien dans des textes scientifiques et des récits de voyages que dans des œuvres littéraires, le romancier passe outre les traditionnelles frontières génériques entre description naturaliste et imaginaire culturel. De même, si l’image poétique et poétologique du poumon a fait l’objet d’études approfondies de l’œuvre de Jean Portante, incluant les recueils de poésie L’Étrange langue (Châtelineau : Le Taillis Pré, 2002) et Le Travail du poumon (Bordeaux : Le Castor Astral, 2007), la lecture d’un chapitre de Mrs Haroy, où les millions d’années de l’évolution des cétacés sont au cœur de l’élaboration d’une poétique romanesque reliant les temporalités du récit intime, du contexte sociohistorique d’une migration et des transformations des formes de vie, permettra de porter un regard nouveau sur l’invention formelle qui sous-tend l’image.
Dans le cadre des études éco- et zoocritiques (environmental et animal studies), nous souhaitons refonder le motif de la baleine, que nous ne lirons pas uniquement en tant que métaphore, nécessairement anthropocentrique et réduisant la nature au rôle de palimpseste sur lequel viennent s’écrire les histoires humaines. L’intérêt écologique du roman de Jean Portante ne réside pas simplement dans la présence de l’animal prototypique de la défense des animaux, dans les descriptions des atrocités réelles ou fictionnelles que subissent les cétacés ni dans l’identification du narrateur avec le non-humain. En effet, pour Jean-François Lyotard, l’art et la littérature sont des discours « écologiques » parce qu’ils font parler des voix mises à l’écart, et Jacques Derrida de poursuivre, dans L’Animal que donc je suis , la déconstruction des oppositions heuristiques de l’Occident à travers l’expression poétique d’une vision écocentrée de soi-même dans la communauté du vivant.