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Dans son chapitre « Des coches » (1588) – qui, significativement, traite aussi le sujet du mal des transports – Montaigne pourfend l’extermination de « millions de peuples » par ses contemporains européens. À cette occasion, il présente l’uchronie d’une colonisation exemplaire et féconde du Nouveau Monde, près de deux mille ans plus tôt, par Alexandre le Grand. Diagnostiquant le problème de la « non-contemporanéité » (Ernst Bloch) des civilisations, l’auteur des Essais est à la fois l’héritier d’une tradition antique d’exempla ficta mettant en scène le conquérant macédonien et le précurseur d’une veine politique de l’uchronie toujours vivace au XXIe siècle (Laurent Binet). Attentif aux rythmes des civilisations comme à ceux des êtres vivants, il ne remet pas en cause la nécessité de la colonisation, mais ses modalités, formulant, grâce à l’uchronie, une pensée du métissage qui pourrait être qualifiée d’altercolonialiste. Il nous permet également par là de discuter et de réévaluer les notions anthropologiques d’« allochronisme » et de « co-temporalité » (Johannes Fabian). Une telle entreprise souffre toutefois d’inévitables apories : c’est qu’au fond elle ne relève ni d’une démarche contrefactuelle savante ni d’un appel à l’action, mais plutôt, pour reprendre à la science-fiction un topos des voyages dans le temps (le voyageur y souffrant fréquemment de divers symptômes désagréables), de l’expression d’un malaise temporel (temporal sickness) : cette chronopathie se manifeste par l’écœurement et la nausée. L’uchronie vient ainsi souligner tout ce qui fait vomir dans le présent : sa puissance politique et polémique tient moins à l’exercice de l’imagination qu’à l’expression de l’indignation et du dégoût.