Abstract :
[en] Marie de Hongrie gouverne durant vingt-cinq années (1531-1555) les anciens Pays-Bas en l’autorité de son frère Charles Quint, alors souverain légitime d’un empire composite universel placé sous l’égide d’une unique famille, les Habsbourg. Ce territoire, pivot stratégique de l’empire, s’organise sous la configuration d’un dominum politicum et regale : système de gouvernement faisant le compromis entre monarchie et assemblées représentatives au sein duquel les villes disposent d’un espace de négociation permanent. Réputée pour sa complexité, la fonction de dirigeant y est constamment prise en tenaille entre les pressions de puissances voisines et les revendications internes. À une période où le pouvoir féminin reste indu, Marie de Hongrie réussit à préserver cet ensemble au plus fort des guerres, des dissensions religieuses, des catastrophes sanitaires/naturelles et des difficultés économiques. Les coulisses de ce pouvoir féminin peuvent aujourd’hui s’appréhender par le biais d’une source de premier ordre : la correspondance, appui essentiel de l’exercice du pouvoir et de la royauté rythmant le déroulement quotidien des affaires de l’État et de la vie curiale au XVIe siècle. Véritables dialogues inter absentes, les lettres sont un rouage essentiel de l’empire, assurant communication, information et coordination de la politique. En outre, ces écrits sont aussi un support de l’intimité, un média censé réduire la distance séparant les membres liés d’une même famille. Plus encore pour l’historien, ce témoignage direct dévoile la véritable expression féminine et illustre le rôle politique joué par les femmes, si difficiles à saisir ailleurs, puisque souvent tributaires d’une littérature prescriptive à voix masculine.
Toutefois, sans les précautions requises, par analogie au prisme déviant les rayons lumineux de leur trajectoire naturelle, la correspondance peut fausser notre reconstruction historique des réalités du passé. S’y opère en effet un « phénomène de diffraction par lequel le réel est passé au crible de l’écriture et de la configuration sociale ». Loin d’être anodine ou spontanée, la rédaction d’une lettre est ainsi régie par de multiples conventions et conditions d’énonciations définies par un « pacte épistolaire » inconscient passé entre scripteur et destinataire, condition sine qua non de l’échange. Face à ces embûches, l’historien peut cependant puiser des ressources sortant de ses sphères de connaissances habituelles, empruntant de cette manière aux linguistes, aux littéraires, aux anthropologues ou encore aux spécialistes du genre, leurs outils de travail censés lever l’opacité des stratégies subversives et des jeux de masques performatifs habitant la lettre. Entre autres, en mesurant toute l’importance du choix des mots et du langage (ex : recours à des procédés discursifs/rhétoriques divers) dans le sillage du linguistic turn, en considérant la modulation d’un soi en confrontation avec un autre dans le sillage du performative turn et de l’anthropologie littéraire ou encore en reconnaissant l’impact du genre sur le discours (ex : subversion, agency). En somme, des ouvertures issues d’une rencontre entre disciplines, indispensables à la pratique d’une « lecture entre les lignes », seule capable de nous renseigner plausiblement sur les arcanes d’un pouvoir féminin.