Abstract :
[fr] Pierre angulaire de la pensée staëlienne, son admiration pour l’Angleterre, terre de liberté, foyer du libéralisme, amène logiquement Germaine de Staël à en faire le terme du « grand voyage » qui la voit, de mai 1812 à juin 1813, « étudier la carte d’Europe pour [s]’enfuir, comme Napoléon l’étudiait pour s’en rendre maître . » À son arrivée à Londres, toutefois, la réalité est tout autre ; très vite, malgré l’accueil triomphal qui lui est réservé, l’écrivaine se trouve en proie à un ennui dévorant, décrit sans fard : « ce que j’éprouve surtout, c’est de l’ennui. […] Tout est ici moins redoutable, mais aussi moins agréable que je ne croyais », confie-t-elle ainsi à Rocca. Désappointée par la « monotonie de la société », elle peine à se sentir « at home » dans une nation dont le modèle politique – monarchie limitée, liberté constitutionnelle – et par-delà civilisationnel a pourtant toujours constitué dans sa pensée un idéal susceptible d’insuffler à la politique française l’élan libéral qui lui fait défaut. L’écrivaine n’est pas la seule, toutefois, à faire l’expérience éprouvante de l’écart entre son idée de l’Angleterre et la réalité locale. Fin 1815, Benjamin Constant, depuis Bruxelles où il vit en semi-exil, redoutant les conséquences de son attitude durant les Cent-Jours, envisage à son tour un séjour en Angleterre, convaincu qu’il pourrait, en devenant « le représentant de la France opprimée », occuper outre-Manche le rôle politique actif qu’il lui est impossible, pour l’heure, de jouer en France. Au mois de janvier 1816, il arrive à Londres ; si l’accueil qui lui est fait est plus discret que celui jadis réservé à Germaine de Staël, Constant ne désespère pas pour autant de devenir une figure majeure de l’opposition. Bientôt, toutefois, son enthousiasme faiblit : un mois après son arrivée, en effet, il semble convaincu d’avoir en idéalisant le modèle anglais commis une erreur regrettable : « je ne me laisserai plus entrainer par l’idée que l’Angleterre seroit un azyle et offriroit un dédommagement . » Plus isolé qu’il n’imaginait l’être, échouant à jouer le rôle actif qu’il convoitait, il est bientôt persuadé de l’existence d’un abyme infranchissable entre le libéralisme tel qu’il le conçoit et celui que pratique une Angleterre qui, dès lors, se mue en un désert de solitude et d’ennui, évoqué par Constant en des termes similaires à ceux qu’employait à l’époque Germaine de Staël. À la lumière des correspondances des deux écrivains et des Journaux intimes de Constant, nous interrogerons les modalités de leur représentation de l’Angleterre lors de leur séjour outre-Manche. Ce faisant, nous chercherons à dégager et à caractériser l’impression éprouvée d’abord par Germaine de Staël, puis par Benjamin Constant, lors de leur séjour anglais : s’agit-il, malgré une foi jusqu’alors non démentie en la viabilité du modèle anglais, d’une simple déception surtout due aux modalités de la sociabilité britannique, ou bien plutôt d’une désillusion plus profonde, occasionnant une distanciation progressive vis-à-vis de cette représentation idéalisée ? Comment ce sentiment de décalage entre l’idéal et la réalité locale se donne-t-il à lire dans leurs écrits ? C’est ce que nous tâcherons de mettre au jour, en donnant également à voir la façon dont, une fois revenus à Paris, les deux écrivains envisagent rétrospectivement leur expérience anglaise au cours de ces années – décisives – qui voient le déclin puis la dislocation de l’Empire, et les débuts tâtonnants de la Restauration.