Idées

La France, censeur mondial de la recherche universitaire ?, par Gilles Cuniberti et Herwig Hofmann

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A la fin du mois de juin, un grand universitaire américain comparaîtra devant le tribunal correctionnel de Paris. L'infraction qui lui est reprochée est d'avoir laissé paraître sur un site dont il est responsable la recension d'un ouvrage de droit international, qu'il avait commandée au doyen de la faculté de droit de Cologne, et que l'auteur de l'ouvrage juge diffamante. Cette dernière, qui est universitaire en Israël, a pu déclencher cette procédure en portant plainte en France.

Cette histoire abracadabrantesque mérite d'être contée dans le détail. Le professeur Joseph Weiler enseigne à la prestigieuse New York University Law School et est une autorité reconnue en droit européen et international. Il dirige un site Internet spécialisé dans la recension d'ouvrages de droit international (globallawbooks.org). En cette qualité, il contacte des spécialistes de branches du droit international pour écrire les recensions des ouvrages qu'il reçoit. C'est ainsi que, recevant un ouvrage écrit en anglais par une universitaire israélienne sur la procédure devant la Cour pénale internationale, il a demandé à un universitaire allemand spécialisé dans cette branche de présenter l'ouvrage, ce que ce dernier a accepté de faire, en anglais à nouveau. La recension, critique, a été publiée sur le site. L'auteur de l'ouvrage s'en est émue, ce qui est sans doute compréhensible. Mais ce qui l'est beaucoup moins est les mesures qu'elle prit alors pour contraindre le site à retirer la recension.

Deux mois plus tard, elle écrivit une première fois à Weiler pour lui demander de retirer la recension, arguant de l'inexactitude de son contenu, et soutenant qu'elle ne pouvait résulter d'une simple divergence d'opinions (les lettres sont publiées in extenso sur le site ejiltalk.org). Dans une longue lettre, Weiler lui répondit qu'en tant que directeur de cette publication (électronique), il ne pouvait accéder à cette demande. Il l'assura tout d'abord que les recensions critiques étaient le lot de tous les universitaires, et qu'il en avait été lui-même la victime tout au long de sa carrière. Il insista ensuite sur le fait que, en tant que directeur de publication, une telle demande remettait en cause l'indépendance et la crédibilité de sa publication et devait donc par principe être rejetée, sauf cas extrême où une véritable volonté de nuire, ou un conflit d'intérêts, pourrait être caractérisé. Il releva ensuite que, même pour un non-spécialiste tel que lui, certaines des critiques qu'elle adressait à la recension ne lui paraissaient pas fondées. Un autre échange de lettres s'en suivit. Devant le refus de Weiler de déférer à son injonction, l'auteur décida de porter plainte en France.

Et voici comment la justice pénale française se retrouva instrumentalisée dans un différend opposant trois universitaires basés à l'étranger concernant la valeur d'un ouvrage écrit en anglais, et présenté dans cette même langue, sur un site américain, mais naturellement accessible dans le monde entier. L'histoire a fait le tour des blogs spécialisés américains, dont les animateurs se déclarent effarés qu'une action pénale puisse ainsi être déclenchée, sans le moindre contrôle du ministère public, par la victime d'une prétendue infraction pénale. L'affaire pose effectivement nombre de questions de principe, dont deux sur lesquelles nous aimerions plus particulièrement insister.

SPÉCIFICITÉ DE LA PROCÉDURE PÉNALE FRANÇAISE

La première est celle de l'opportunité, pour la justice française, de connaître un litige n'ayant que de très faibles liens avec le territoire français. La justice pénale française est traditionnellement compétente pour sanctionner les infractions ayant été commises, même pour partie, sur le territoire français (article 113-2 du code pénal). Ici, c'est l'accessibilité du site en France qui sera certainement mise en avant par l'auteur de l'ouvrage pour justifier de la compétence du juge français. Mais il est bien évident qu'admettre un tel argument reviendrait à accepter que le juge de n'importe quel pays puisse se prononcer sur cette infraction. Les auteurs de blogs devraient prendre garde à respecter les lois sur la presse du monde entier, et les prétendues victimes pourraient se livrer à un inacceptable tourisme pénal. De fait, si dans cette affaire la justice française a été saisie, c'est probablement en raison d'une spécificité de la procédure pénale française, le pouvoir de la victime de déclencher l'action pénale sans aucun contrôle. Nul doute qu'elle espérait que Weiler, intimidé, reviendrait sur sa décision. Dans d'autres affaires de presse récentes, le juge pénal français a judicieusement subordonné sa compétence à l'existence d'un lien supplémentaire avec la France, qui serait, pour reprendre la terminologie de la cour d'appel de Paris, "suffisant, substantiel ou significatif". Par application de ce principe, le tribunal correctionnel de Paris doit sanctionner le forum shopping auquel s'est livrée la victime et se déclarer incompétent.

 
 

La seconde question que pose cette affaire est celle de l'opportunité d'inviter le juge, sans doute bien contre son gré, dans le débat d'idées et l'appréciation des travaux universitaires. La recherche universitaire doit, pour remplir son œuvre, être libre. Les opinions doivent pouvoir être librement exprimées. C'est la raison pour laquelle l'infraction de diffamation ne peut être constituée qu'en imputant à autrui des faits susceptibles de preuve et de nature à porter atteinte à l'honneur. En revanche, la Cour de cassation juge que l'expression d'opinions "relève du seul débat d'idées, fut-il polémique", et ne peut être constitutif d'une diffamation. De même, la Cour européenne des droits de l'homme considère que le jugement de valeur ne peut, par nature, faire l'objet d'une démonstration, et qu'il exclut en conséquence toute poursuite en diffamation. Par cette conception restrictive, mais éminemment raisonnable de la diffamation, la jurisprudence offre aux universitaires, mais aussi à tous ceux qui entendent participer au débat d'idées, la protection dont ils doivent bénéficier. Dans le domaine des sciences sociales, rien n'est plus essentiel à ce débat et au progrès scientifique que les recensions d'ouvrages et discussions des thèses qu'ils développent. Plus que tout autre, cet exercice de critique intellectuelle doit être préservé.

Joseph Weiler comparaîtra devant une justice à laquelle il ne doit rien, et qu'il aurait pu tout simplement décider d'ignorer (ne serait-ce que pour s'éviter les frais multiples d'un tel exercice), pour défendre la liberté académique. Il faut lui en savoir gré, et espérer que l'occasion sera saisie de décourager définitivement les universitaires de tous pays ayant été critiqués, justement ou injustement, par leurs pairs. La France a mieux à offrir aux grands universitaires de ce monde que les prétoires de ses tribunaux correctionnels.

Gilles Cuniberti et Herwig Hofmann sont professeurs de droit à l'Université du Luxembourg.

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Vos réactions (6) Réagir La réaction aux articles est réservée aux abonnés du Monde.fr

nounour (suite) il y a 189 semaines

Mais à la source du problème, il y a la prétention croissante des juges (particulièrement le clan des signataires de "l'Appel de Genève", style Eva Joly) de s'affranchir des limites territoriales de leurs compétences (cf. l'exemple de B. Garzon s'attaquant à Pinochet); remettant en caus les principes de Westphalie, base de l'ordre international. C'est ça qui pollue tout le débat. Courage Pr Weiler, en vous souhaitant de ne pas tomber sur un excité décidé à défendre son "droit" à juger de tout.

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nounours il y a 189 semaines

La spécificité française dont l'article fait état, c'est la procédure de citation directe, usuelle en matière de diffamation, mais seule voie pour contourner la tendance du Parquet à écarter les dossiers dont il n'a pas envie de s'occuper (au grand dam du lobby moralisateur et assoiffé de châtiments).

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RCruz il y a 189 semaines

J'attends avec impatience de voir comment le tribunal français va juger la susceptibilité exacerbée de Madame Calvo-Goller, et surtout que la procédure abusive soit sanctionnée par des indemnités aux moins égales aux frais exposés par "l'inculpé" cela mettra peut-être un terme à l'instrumentalisation de la justice pour satisfaire la vanité.

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Guy DEFLAUX il y a 190 semaines

Il est question d'un livre intitulé "The Trial Proceedings of the International Criminal Court", écrit par Karin N. Calvo-Goller et publié chez Martinus Nijhoff Publishers (Brill Publishers), 2006, 561 pages, $155.00, ISBN 9004149317 - C'est indiqué sur le site http://www.globallawbooks.org/reviews/detail.asp?id=298 La critique porte sur le fait que le livre n'apporte aucune analyse ni solution aux problèmes de procédures de la CPI, procédures hybrides inspirées des droit américain et européens

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RCruz il y a 190 semaines

Avez vous peur d'être poursuivi à votre tour si vous donnez le nom de l'auteur du livre? Elle, l'auteur, cette dernière, s'appelle comment?

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